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  • Môle Saint-Nicolas (Haïti)
    – Quand la cupidité s’ajoute à l’improvisation
Carte géographique d’Haïti (auteur Rémi Kaupp, licence CC BY-SA 4.0)

En 1763, à l’issue de la guerre de Sept Ans, le Môle Saint-Nicolas n’était qu’un site abandonné à la pointe ouest de la péninsule nord de la colonie de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti). La France avait pourtant de grandes ambitions pour développer ce site idéalement placé. La vocation du Môle était d’abord stratégique, car il permettait de contrôler la navigation vers Port-au-Prince et, plus généralement, entre la côte sud de Cuba et la Jamaïque. L’hydrographe royal Jacques-Nicolas Bellin l’avait également décrit comme un site parfait pour la culture des légumes et du coton et l’élevage du bétail, et suffisamment giboyeux pour compléter l’alimentation de tout colon. En février 1764, quand les Acadiens arrivèrent au Môle Saint-Nicolas, tout semblait réuni sur le papier pour que ce grand projet colonial réussisse. Et pourtant, ce fut un échec retentissant. Car au-delà des difficultés inhérentes à l’adaptation au climat tropical, encore fallait-il que l’administration locale se montre à la hauteur pour passer de la théorie à la pratique…

Le projet colonial était bien défini. Les Acadiens, pour la plupart des fermiers ou d’anciens fermiers, devaient d’abord installer un campement rudimentaire provisoire. Ils étaient ensuite chargés de construire une caserne, une casemate, un hôpital et un quartier des officiers pour les militaires français, puis une route depuis la source de la rivière du Môle jusqu’à l’océan atlantique. Cette route était indispensable pour acheminer aisément les provisions et les outils jusqu’à la colonie. En contrepartie, chaque famille acadienne se voyait attribuer en pleine propriété un terrain cultivable le long de la rivière. L’offre semblait alléchante et les Acadiens ne pouvaient guère la refuser car ils risquaient alors d’être enfermés dans une prison construite de leurs propres mains ! Toutefois cette belle promesse s’avéra en réalité une bien mauvaise affaire…

Une belle promesse sans suite

Rivière du Môle Saint-Nicolas
Rivière du Môle Saint-Nicolas, dite La Gorge (source Boukan Guinguette)

Ce que l’on sait des premiers mois suivant l’arrivée des Acadiens au Môle n’est issu que d’une seule source, la correspondance d’un certain Bertand de Saltoris, un écrivain de la Marine chargé de superviser l’avancement de la colonie. Sur le terrain, les Acadiens ne tardèrent pas à constater la pauvre qualité du sol, car le cours de la rivière était freiné par des dizaines de troncs d’arbres couchés en travers, inondant ainsi les rives en de multiples endroits. Comment les autorités coloniales avaient-elles pu ignorer cette réalité avant l’arrivée des colons ? Il devenait urgent d’employer les Acadiens à drainer la rivière et à détourner son cours, ce qui ralentirait forcément le projet agricole du Môle mais au profit de l’économie de Saint-Domingue à plus long terme. C’est du moins ce que Saltoris proposa aux autorités coloniales. Mais l’homme était cupide et soucieux de sa carrière, très préoccupé par la bonne impression qu’il donnait à ses supérieurs. Et ce fut pour le grand malheur des Acadiens…

Saltoris avait les Acadiens en haute estime (c’était le « le meilleur peuple du monde ») et se réjouissait que ceux-ci l’aiment et le craignent tout à la fois. Quand il avait décidé de leur interdire la chasse, la pêche et même le lavage du linge dans la rivière, leurs réactions avaient été mesurées, alors qu’il ne se gênait pas pour pratiquer lui-même la chasse. Sans doute par soumission, les Acadiens s’étaient résignés à accepter d’être aussi mal nourris par l’administration coloniale. Cette fois-ci, Saltoris prenait un gros risque. Il se targua auprès des autorités coloniales que ses Acadiens feraient le travail de drainage de la rivière à un prix bien inférieur à celui demandé par un entrepreneur local recourant à des travailleurs blancs. En effet, les Acadiens acceptèrent ce travail supplémentaire, mais à condition de leur verser un salaire, ce que les autorités coloniales n’avaient aucunement l’intention de faire. Le travail de drainage ne progressa donc que très lentement, ce qui laissa Saltoris plein d’amertume…

Charles Henri d'Estaing
Charles Henri d’Estaing (image dans le domaine public)

En juillet 1764, quand le nouveau gouverneur à Saint-Domingue, Charles-Henri d’Estaing, fit sa première visite au Môle Saint-Nicolas, il s’attendait à découvrir une colonie prospère et ce fut au contraire un spectacle affligeant. Sur les 556 Acadiens arrivés dans la colonie, 104 étaient déjà morts et les autres presque mourants. Saltoris ne s’était préoccupé que de ses seuls intérêts, mentant à ses supérieurs sur tous les sujets, traitant les Acadiens comme des esclaves et refusant même qu’on donne du lait aux enfants. Il fut renvoyé au Cap Français (aujourd’hui Cap-Haïtien) et sanctionné durement. Ainsi se terminait cet épisode lamentable, marqué par l’improvisation et la cupidité. Loin du grand projet rêvé, les autorités coloniales avaient négligé de s’assurer de la qualité des sols et nommé un responsable totalement incompétent. Le Môle Saint-Nicolas réussit cependant à survivre péniblement, avec une population acadienne en mauvaise santé. En janvier 1765, quand le héros de la résistance acadienne, Joseph Broussard, fit un arrêt au Cap Français, beaucoup d’Acadiens en profitèrent pour s’embarquer avec lui vers la Louisiane. Ceux-là au moins avaient encore l’espoir de fonder une nouvelle Acadie.